10.10.10

boustan

Attention, c'est complexe, mais ça vaut le coup de s'accrocher...
10 octobre 2010, 10/10/10, date que j'ai eu envie de célébrer par une création poétique.
J'ai choisi une variation de L'usine à troc de Perec, dont il a été question ici un 9 octobre, série de 11 carrés de 11x11 lettres :J'ai plutôt opté pour 10 carrés de 10x10 lettres...
Je limite les explications techniques, superflues pour les amateurs d'hétérogrammes, risquant d'être lassantes pour les autres. L'important est que les permutations mises en oeuvre sont d'une parfaite logique mathématique, la quenine d'ordre 11 imaginée par Queneau et utilisée par Perec dans L'usine à troc, que j'ai substituée par la pseudo-quenine d'ordre 10, imaginée par Perec lui-même pour une autre création.
La pseudo-quenine, après 10 itérations, revient à la séquence de départ (ici SONLIEURAT), avec cette particularité que les séquences 6 à 10 sont les rétrogradations des séquences 1 à 5, ce qui m'a donné l'idée d'utiliser les deux formes dans chaque poème, et de répartir l'ensemble en deux séries de 5 poèmes, dont voici la première : Les 164 lettres surcontraintes (en jaune) de la seconde série de poèmes offrent une totale symétrie verticale avec celles de la première : J'ai en outre systématisé les diagonales isogrammes, S-O-N-E pour les poèmes latéraux, tandis que chaque poème central a deux diagonales, LU, en souvenir des 100 chapitres de La Vie mode d'emploi réduits à 99, la faute en incombant, dixit Perec, à la petite fille du chapitre 65 mordant un coin de son petit-beurre LU.

Je donne ici les textes "en clair" de ces poèmes, étant bien entendu que les contraintes très lourdes que je me suis imposées ne pouvaient aboutir qu'à des textes particulièrement tarabiscotés. Je ne suis néanmoins pas mécontent du résultat, qui à mon humble avis peut supporter la comparaison avec L'usine à troc.

L'éventuelle qualité de ma production poétique est très secondaire ici, le point motivant ce billet étant un rêve fait immédiatement après l'écriture de ces poèmes, les 30 septembre et 1er octobre.
Il faut encore signaler que j'étais les jours précédents en train de relire Les quatre coins de la nuit, l'un des 5 polars couvrant exactement une semaine pascale analysés dans le billet suivant mes commentaires sur L'usine à troc, Rien que huit jours.
C'était ma première relecture de ce roman de Craig Holden, où une adolescente disparaît le dimanche des Rameaux 1996. Les recherches les plus actives sont menées par le flic Bank Arbaugh, dont la fille disparue six ans plus tôt n'a jamais été retrouvée. Il découvre la nuit de Pâques où est sequestrée Tamara, et se sacrifie pour la sauver.
J'ai repéré quelques subtilités de ce profond roman, non vues à première lecture. Toujours est-il que j'ai fini le roman le 1er au soir, avant de m'endormir, après avoir passé de nombreuses heures sur les hétérogrammes.
Il s'agit d'une activité obsédante, qui ne laisse pas indemne, et des séquences de lettres continuaient à tourner dans ma tête avant d'arriver à trouver un sommeil agité, où je rêvais de l'endroit où était sequestrée la petite Tamara, endroit associé au mot Boustan, qui me sembla prédestiné par sa nature hétérogramme.
Je me réveillai avec ce mot "Boustan" en tête, qui me disait quelque chose. Je me souvins qu'après un voyage en vélo en Turquie en 1982, j'étais revenu avec l'idée que bustan (à prononcer boustane) signifiait "aubergine", mais que cette signification s'était avérée ensuite peu certaine.
J'étais dans un flou presque total, rêve peu clair (mais était-ce même un rêve ?), souvenirs peu assurés... Je me suis levé pour aller consulter la toile, ainsi que mon dictionnaire de turc, où j'avais probablement déjà repéré jadis que le mot bustan y était inconnu, et que "aubergine" se dit patlıcan.

La toile donne immédiatement aujourd'hui la signification de boustan, "verger" en arabe. C'est le nom d'un restaurant parisien, rue Montorgueil que j'emprunte parfois. Peut-être était-ce aussi le nom d'une lokanta en Turquie, où l'aubergine est le légume national...
Al boustan, "Le verger" : j'ai aussitôt pensé que Harry Mathews avait écrit Le Verger, série de 123 "Je me souviens" tous consacrés à son ami Georges Perec.
Si "boustan" est un mot hétérogramme, dont toutes les lettres sont différentes, c'est insuffisant pour y voir une séquence hétérogramme de type Perec, dont les poèmes hétérogrammes sont constitués à partir des 10 lettres les plus fréquentes en français, ESARTULINO. Le recueil Alphabets est constitué de 16 séries de 11 onzains, chaque série utilisant ces 10 lettres + une des 16 autres lettres restantes de l'alphabet.
La série en C est celle de L'usine à troc, à part avec sa permutation en onzine de cette formule géniale résumant on ne peut mieux l'entreprise. Mon billet du 9 octobre 2008 était essentiellement motivé par la 7e permutation, donnant NOTSUACELIR, permettant de LIRE, à rebours, CAUSTON, le nom de la ville imaginaire où enquête l'inspecteur Barnaby, que j'estime faire partie de la mystérieuse équation qui m'a amené à mon intuition du 8 septembre 08, alors que j'avais vu la veille un épisode de Barnaby où il était question d'anagrammes.
Il se trouve que BOUSTAN est équivalent, pour la série en B, à CAUSTON dans la série en C.

Si cela m'a paru extraordinaire presque aussitôt après le rêve, il m'a fallu 5 jours, et une aide extérieure, pour ouvrir une autre piste, si riche que je ne m'attarde pas au rapprochement CAUSTON-BOUSTAN.
"Verger" se dit pardès en hébreu, le mot à l'origine du "paradis", qui s'écrit en hébreu avec les 4 seules lettres PRDS, aussi vues dans la tradition juive comme les initiales des 4 sens de l'écriture (immédiat, allusif, allégorique et caché).
En 2004, une curiosité littéraire relatée ici m'a donné envie de l'illustrer par un texte à contrainte, ce qui me conduisit à imaginer le SONÈ, publié dans la revue Formules n° 9, où les 4 sens de l'écriture sont pris au "sens" spatial, où un texte doit révéler un autre "sens" par 4 lectures selon les 4 directions de l'espace.
Mon premier SONÈ fut un texte de 100 lettres, qu'il fallait se garder de disposer en carré de 10x10 lettres. L'appellation SONÈ invitait à utiliser le théorème de Pythagore et à construire deux carrés de 8x8 et 6x6 (comme les 8 et 6 vers des quatrains et tercets d'un sonnet) :Les rotations de lettres de la construction ci-dessus facilitent le déchiffrement du message caché, à partir du A dans le coin inférieur droit du carré 8x8 :
Au paradis on attend l'exil, en à-pic au sens avéré.
Relève Eve au rédimé délit.
Tari Eden, élans mêlés, été privé de baie, là finir.
Parce que SONÈ était pour moi équivalent à PaRDèS, j'avais jugé indispensable d'évoquer le PARADIS, et d'utiliser également son synonyme EDEN, aux idéales 4 lettres. Je n'ai ensuite écrit qu'un seul autre SONÈ, un carré de 14x14 lettres, où je me suis aussi imposé d'employer les mots PARADIS et EDEN (et où j'avais placé les lettres SONE aux quatre coins). Mon obsession des 4 directions m'a également conduit à inscrire en acrostiche du poème mispar les lectures SudOuestNordEst.

J'ai tâtonné plusieurs jours avant de fixer le programme exact des contraintes de mes 10 dizains. Le choix final dépendait de la découverte d'une séquence ESARTULINO permettant les diagonales prévues, selon les permutations en pseudo-quenine, mais aussi offrant un sens acceptable, et une possibilité de lecture rétrograde, puisque je tenais à avoir un pourtour du premier carré (et du 6e) de type SATOR.
Comme je tenais aussi aux diagonales S,O,N,E latérales, selon mon obsession SONÈ, et aux diagonales LU, l'éventuelle solution était déterminée à 60%, devant ressembler à
SONL–EU–––, les lettres ARTI restant à placer. J'ai été content de trouver SON LIEU, RAT, pouvant rappeler un propos de Raymond Queneau, définissant l’auteur oulipien comme « un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir ». De plus la lecture rétrograde faisait apparaître la séquence A RUEIL, alors qu'un roman de Queneau est Loin de Rueil (1944 !)
Une caractéristique de la permutation en pseudo-quenine d'ordre 10 est que chaque couple de lettres symétriques par rapport au centre conserve cette symétrie à chaque itération. Ainsi chaque ligne de mes dizains commençant par S finit-elle par T, et vive-versa, idem pour O et A, N et R, E et I.
SONE a donc pour mot symétrique TARI, or, alors que je voyais une équivalence directe entre SONÈ et EDEN, le 3e vers du SONÈ de 2004 débutait par les mots TARI EDEN...
La formidable coïncidence est encore plus extraordinaire, car SONE est dissocié en SON et E dans la séquence SONLIEURAT, induisant la dissociation TAR-I dans la séquence complémentaire TARUEILNOS, or le mot TAR-I du SONÈ de 2004 était fragmenté identiquement entre le premier et le second carré, où de plus les deux fragments constituent des obliques complètes de ces carrés : Je sais que les concepts de la poésie à contrainte n'intéressent qu'un faible pourcentage de mes contemporains. Je demande néanmoins d'admettre que je m'y connais quelque peu, et que je suis totalement abasourdi par cette totale correspondance entre TARI EDEN de 2004, où le mot "tari" est apparu je ne sais plus comment (sinon que le I final provient de ma décision de signer Rémi le texte en clair), et TARI SONE de 2010, qui plus j'y réfléchis me semble constituer la seule solution viable satisfaisant les contraintes envisagées.

Je crois encore devoir préciser que le LU de VME n'était pas la seule raison pour mes diagonales LU. Perec a composé un seul hétérogramme avec deux diagonales, le "sonnet" en F de Métaux, dont voici la grille ci-contre, avec les diagonales en M et U, me séduisant particulièrement puisque ce sont les lettres de rangs 13 et 21, nombres revenant sans cesse (notamment dans le carré magique de Dürer).
Ce qui restait de plus proche parmi les lettres ARTULI, une fois les lettres SONE réservées pour les diagonales simples, était LU, avec deux atouts supplémentaires, leurs rangs 12-21 formant palindrome, et le LU de VME.
Trois des sept sonnets de Métaux ont été composés à Lans-en-Vercors, celui-ci le 24 décembre 1976.
Le Verger de Harry Mathews doit son titre à son dernier "souvenir", imaginaire, où Mathews se souvient avoir vu Perec à Lans-en-Vercors le 13 mai 1982, alors que le verger commençait à fleurir, en convalescence après l'ablation de son poumon malade (le cancer de Perec, inopérable, l'avait emporté le 3 mars précédent).
La coïncidence doit ici être évaluée à sa juste mesure, Perec ayant très certainement écrit les sonnets chez son ami Mathews, qui avait une propriété à Lans, mais voici encore un inattendu verger, le verger de Lans où Perec a créé ces diagonales MU...

...et j'rêve de verger... De boustan plutôt, un mot arabe dont je ne vois pas comment j'aurais pu connaître la signification, d'autant plus que j'avais une idée sur l'éventuel turc bustan. Je revois bien l'orthographe "ou" dans mon rêve, mais je n'étais pas sûr en me réveillant s'il s'agissait de boustan ou boustran (qui ne semble rien vouloir dire en aucune langue).
L'association du verger/paradis à ce roman de Craig Holden est également fabuleuse, car c'est le second roman que j'ai lu de lui, après Route pour l'enfer, dont j'ai parlé ici, en l'associant déjà à une coïncidence enfer/paradis.

Je suis encore ahuri du contexte de mes derniers billets, évoquant les triangles de Pythagore de mes Pans du bizarre, et le latiniste Jacques Courtas, JC, mort le dimanche de Pâques à la station Denfert sous la rame d'Aleppe Conti = Ponce Pilate. Je n'avais pas alors lu Route pour l'enfer, où je devais découvrir Ste Rita, patronne des causes désespéréesun personnage éminemment christique nommé Joe Curtis, JC, mêmes consonnes CRTS que Courtas et Christ. Si ce ne sont pas des coïncidences extraordinaires, plutôt des intentions similaires se traduisant par de mêmes jeux littéraires, je retrouve en relisant Rien que huit jours que j'ai acheté le 30 septembre 2008 Les quatre coins de la nuit, et découvert ainsi un 4e polar couvrant une pleine semaine pascale; quaternité appelant quintessence, ceci me fit demander le 9 octobre sur une liste polar si quiconque connaissait d'autres textes de ce type, et ce fut absolument incroyablement qu'une autre piste initiée par Craig Holden me fit découvrir le lendemain, 10/10, le 5e polar pascal désiré.

Je ne vois pas comment j'aurais pu faire le lien entre SONE-TARI de 2010 et TARI EDEN de 2004, sans ce rêve qui m'a poussé à étudier de près les symétries de la séquence SONLIEURAT. Je n'avais plus du tout à l'esprit, en parlant du triangle 3-4-5 (Franklin)-(Denfert)-(des Francs) dans les billets précédents, que j'avais composé un texte "paradisiaque" de 10x10 lettres à décomposer en deux carrés de 8x8 et 6x6, selon un triangle de Pythagore doublé, 6-8-10.
A propos des vérités et mensonges du dernier billet, je repense que la fin de mon roman voyait le héros Gondol brûler le faux Pouy de vérité place Denfert, dans "un p'tit coin Denfert", allusion au p'tit coin d'paradis de Brassens.
Je ne me rappelais pas non plus, en composant mes dizains à l'approche du 10/10/10, que j'avais déjà composé un texte très contraint de 100 lettres. Je ne crois pas avoir écrit d'autres textes fixés à 100 lettres.

Enfin il y a cette histoire de ma croyance que le mot bustan signifiait "aubergine", sur laquelle je me perds en conjectures. Je suis au moins certain d'avoir imaginé dans mon projet de roman de 1998, Novel Roman, les 4 héritiers Veranomnol survivants, originaires de 4 continents différents, fonder ensemble l'hôtel-restaurant L'Auberge-Inn, et j'avais également composé un hétérogramme à triple contrainte pour ce roman, basé sur la série ESARTINULO + une lettre joker, donné ici.
Curieusement, sans que j'ai eu une quelconque part dans le choix du lieu, nous avons fêté l'an dernier un anniversaire familial au restaurant L'Aubergine à Riez (très bonne cuisine).
Je ne suis pas particulièrement fier aujourd'hui de ce pauvre calembour, quoique j'aie découvert il y a quelques années que Perec l'avait noté aussi dans un cahier où il avait rassemblé plusieurs "mots-lexiques" (Archives Perec 48):
aubergine : auberge = inn
Waterloo : water = l'eau
ballot : bas = low
merci : mer = sea
Ohio : haut-high-haut
Ce dernier jeu présente un curieux écho avec Les quatre coins de la nuit, où le personnage principal Bank retrouve la nuit de Pâques la fille disparue dans un bas-fond urbain devenu Boustan dans mon rêve ("à l'angle de Balkan et de McKinley, 4e étage" dans le roman). Le roman se passe dans une ville non nommée, dont nous savons néanmoins qu'elle est dans un état voisin de l'Ohio, où l'ami de Bank retrouve la propre fille de Bank, disparue 6 ans plus tôt.

Ces mots-lexiques me rappellent un commentaire jadis avancé à propos du nom courant Dixon, se décomposant en
dix = on (10 en français et en turc)
Je rappelle mon rêve Mason & Dixon relaté dans le dernier billet, quelques jours avant le rêve Boustan...

Et je me souviens maintenant que mon billet Quatterine, consacré à L'usine à troc, s'achevait sur la décision de Catherine Ringer, des Rita Mitsouko, de changer son prénom en Quatrine. Ste Rita, anagramme de tari, est le dernier recours des cas désespérés, des causes impossibles...

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