5.5.10

RIONNE EN NOIR

Je viens de mettre en ligne une version en anglais de Quaternité.
Ce n'en est pas une traduction, mais une adaptation, limitée par ma balourdise en anglais. Le recul m'a permis une autre approche, engendrant de nouvelles découvertes qui sont pour l'instant en primeur sur Quaternity.

J'y reviendrai, mais pour l'heure je vais m'intéresser à un autre point découvert lors de ce travail, que j'aurais du mal à expliquer en anglais.
Jung raconte dans Ma Vie... quelques cas personnels qui, dit-il, "ne prouvent rien mais peuvent donner à penser".
Une nuit, il vit dans sa chambre un homme, un voisin, qu'on avait enterré le jour précédent. Au moment où Jung accepta sa présence, l'homme lui fit signe de le suivre et Jung le suivit en imagination jusque chez lui, dans sa bibliothèque. L'homme monta sur un tabouret et lui indiqua le second livre d'une série de cinq, reliés en rouge. Jung ne connaissait pas cette bibliothèque, ni les livres qui pouvaient s'y trouver, et il était trop loin pour en déchiffrer les titres.
Le lendemain il s'en vint chez la veuve et demanda à voir la bibliothèque du mort. Il y avait effectivement un tabouret sous l'étagère désignée, et il reconnut les 5 volumes reliés en rouge. Il s'agissait de traductions de romans de Zola, le second étant Das Vermächtnis der Toten, selon le titre allemand donné par Jung, soit Le legs des morts ou Le legs de la morte. Il s'agit en fait du roman original Le voeu d'une morte, et on peut penser que les cinq volumes correspondent aux cinq romans publiés par Zola avant les Rougon-Macquart, de 1865 à 1868.
Le titre donné par Jung serait évidemment plus significatif, et le serait encore plus cet illustré sans rapport avec Zola, Le legs du mort.
Jung déclare que son contenu était sans intérêt, je ne m'en suis pas contenté. Au moment où j'ai redécouvert ce cas, j'étais en train d'écrire le dernier volet d'une série de 5 sur Quaternity, consacré aux anagrammes de Vocalisations, le sonnet de Perec pastichant Voyelles de Rimbaud, sans E.
Ainsi le second volume à part dans une série de 5 m'est évocateur, et j'ai eu la curiosité de jeter un oeil au roman de Zola, qu'on trouve très facilement en ligne.
Il se trouve que cette morte se nomme Blanche de Rionne.
RIONNE, à l'envers, ça fait EN NOIR.
Et ce voeu, elle l'adresse à son fils adoptif, Daniel Raimbault, 18 ans, lui enjoignant de s'occuper de Jeanne de Rionne, sa fille de 6 ans. Sa première apparition page 10 de l'édition originale :Alors une Blanche en Noir qui s'adresse à un Rainbow dans un livre rouge parmi 5 désigné par un mort, ça me rappelle
A noir, E blanc, I rouge,...
et plus encore sa traduction perecquienne
A noir, (un blanc), I roux,...
Et puis Jeanne, alors que EN NOIR m'évoque au premier chef La mariée était en noir, qui au cinéma était Jeanne Moreau, engagée dans une vengeance quinaire. Daniel m'évoque encore au premier chef Daniel Nathan, alias Fred Dannay, alias Queen, partageant son anniversaire de naissance un 20 octobre avec Rimbaud.

Si les cinq volumes rouges sont bien les romans de jeunesse de Zola, il est particulièrement frappant que Le voeu d'une morte ait une histoire particulière. C'est selon les "avis autorisés" (celui de Zola lui-même entre autres) son oeuvre la plus mauvaise, de plus avortée.
Début 1866, il devint critique littéraire au quotidien L'événement, et sa plume fut si appréciée qu'il proposa au directeur Villemessant un feuilleton au goût de son public : Le voeu d'une morte commença à paraître en septembre. Il y avait déjà un Audimat à l'époque, et l'accueil fut si désastreux que Villemessant intima à Zola d'abandonner le plan prévu et de trouver un dénouement immédiat. Son nom était devenu si synonyme d'ennui qu'il dut poursuivre sa collaboration à L'événement sous un pseudonyme, Simplice, avant d'en être viré.
Le roman fut cependant publié en novembre 1866, complété par 4 nouvelles pour épaissir le volume. Zola le remania pour une réédition en 1889.
Zola fut donc contraint d'interrompre le destin de Jeanne de Rionne le 26 septembre 1866, débuté le 11 septembre précédent. Sa notoriété ultérieure lui permit vraisemblablement de mener à sa guise ses projets littéraires, jusqu'à sa mort le 29 septembre 1902, alors que L'Aurore publiait en feuilleton depuis le 10 septembre son 3e Evangile, Vérité, transposition de l'affaire Dreyfus. Il est probable que la mort de Zola résulte d'une tentative criminelle, toujours est-il que son dernier Evangile resta à l'état d'ébauche. Comme les héros des précédents Evangiles se nommaient Mathieu, Luc et Marc Froment, je laisse à deviner quel était le prénom du héros de Justice.
Les deux derniers cycles de Zola, les 3 Villes et les 4 Evangiles, sont axés sur la famille Froment, nom peut-être choisi pour son association à la blancheur (la meilleure qualité de blé, utilisée pour le pain blanc des riches, cf Albine dans La faute de l'abbé Mouret). Il avait fait dire par Pierre Froment dans Paris (1897):
«Tiens, Jean! tiens, mon petit, c'est toi qui moissonneras tout ça, et qui mettras la récolte en grange!»

On peut rester dubitatif devant le récit de Jung. Je n'imagine pas qu'il ait inventé l'histoire, mais je sais que la mémoire peut jouer des tours et enjoliver les faits. Je n'ai pas trouvé trace d'une traduction du roman de Zola portant le titre donné par Jung, j'ai seulement trouvé mention de Das Vermächtnis einer Sterbenden, traduit par J. Calovius en 1882, soit Le legs d'une mourante, ce qui est moins percutant que Le legs des morts (ou de la morte) donné par Jung. En fait une autre page donne Das Vermächtnis eines Sterbenden, Le legs d'un mourant, et ce n'est pas incompatible avec l'intrigue où Daniel Raimbault meurt dans le dernier chapitre en bénissant le mariage de Jeanne avec son ami Georges Raymond.
Le crédit donné à ce type d'histoires dépend souvent des présupposés de chacun. Au-delà (c'est le cas de le dire) de la possibilité d'un témoignage venu de l'autre monde, le récit de Jung peut s'apparenter aux phénomènes d'autoscopie ou de vision à distance, plus susceptibles d'une étude scientifique, et dont il existe des exemples bien attestés.

Quoi qu'il en soit des faits, je me limite ici à la réalité du récit de Jung, qui ne pouvait prévoir en parlant de ce mort désignant un roman parmi 5 la corrélation avec sa vision dans ses délires de 44 du docteur Haemmerli, bientôt appelé à rejoindre l'autre monde, et à jouer le rôle déjà détaillé dans le partage 4-1 de la vie de Jung autour du 4/4/44, partage qui a donc pour moi un rapport avec le sonnet de Perec pastichant Rimbaud.
C'était donc une belle surprise de trouver un Raimbault dans ce roman, mais la possibilité de trouver Zola associé à un jeu palindrome Blanc/Noir m'est encore formidablement évocatrice, d'abord pour les échos avec La Disparition, où Perec use constamment du jeu Noir/Blanc pour évoquer l'E (blanc) absent.

Il y a quelques jours, le 30 avril, Robert Rapilly, un colistier de la Liste Oulipo publiait un sonnet palindrome lipogramme en E dont les hémistiches centraux (par un as noir si mou /qu'omis rions à nu) étaient empruntés à La Disparition.

Je suis membre de cette liste depuis décembre 2001. J'y appris peu après la propriété des lettres VIER, "quatre" en allemand, qui forment un carré dans l'alphabet écrit sur deux rangs:
A B C D E F G H I J K L M
Z Y X W V U T S R Q P O N

Etudiant les possibilités d'écrire un texte à partir de cette propriété, je vis que les lettres les plus aptes à compléter VIER étaient ZOLA, et le 14 février 2002, je postai ce palindrome EVVE sur la liste (il faut s'y inscrire pour pouvoir consulter ses archives):

EVVE pour Epigramme Vice-Versa Enantiodrome
soit un palindrome dont la seconde partie est également la transformation rétro-26 de la première.
(rétro-26 : A devient Z, B Y, C W, etc.)
EVVE rapidement concocté en exemple :

Z O L A V I R E V O
L E V I R E Z O L A
A L O Z E R I V E L
O V E R I V A L O Z

le texte :
- "Zola vire-vole."
- "Vire Zola !"
- "Aloze rive..."
L'ove riva l'oz.


Suivait une explication vaseuse justifiant plus ou moins ces triturations de langage, là n'est pas l'important, qui est que pour moi le jeu sur VIER était déjà étroitement lié à la quaternité, aux "4 sens de l'écriture", et que la façon la plus immédiate de le mettre en valeur était d'y associer ZOLA, en une sorte de double palindrome...

L'association de ce que j'appelle ici le rétro-26 à Rimbaud/Raimbault me rappelle le tube Over the rainbow du Magicien d'Oz. The WIZARD of Oz en anglais, où WIZARD est le seul mot de 6 lettres réversible en rétro-26 :
WIZARD > DRAWIZ
L'origine du nom Oz n'est pas certaine. Frank L. Baum a suggéré qu'il pouvait lui avoir été inspiré par un classeur O-Z. Toujours est-il que l'hébreu oz, "puissant", est composé de deux lettres réversibles en ZO selon le même principe.

Le voeu d'une morte : On peut en lire l'édition originale sur Gallica, mais d'autres sites en proposent des lectures plus aisées. Gallica donne également la possibilité d'écouter le texte (ici la première page avec Daniel Raimbault).

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