26.1.09

Babel et la bête

Mon précédent billet mentionnait l'atbash, ce codage hébraïque utilisé à trois occasions dans le livre biblique de Jérémie, consistant à remplacer les lettres d'un mot par les lettres correspondantes de l'alphabet écrit à rebours:
- deux cas (25,26; 51,41) concernent le mot Babylone ou Babel, bavel en hébreu, s'écrivant par les 3 lettres BBL (בבל), codé SSK (ששך), lu sheshakh, qui ne veut rien dire.
- l'autre cas (51,1) concerne la Chaldée, dont la capitale est Babylone, en hébreu KSDYM (כשדים), codé en deux mots LB QMY (לב קמי), lu lev qamay, qui ne veut pas dire grand-chose, mais lev tout seul est le mot "coeur".

Ces codages ne cachent rien, les mots Babel et Chaldée apparaissant à multiples reprises en clair dans ces oracles. Les désignations codées conjointes appellent quelques remarques :
- il y a en hébreu deux mots pour "coeur", LB et LBB, lev et levav, exacts renversements de Babel et de son dieu principal, Bel, alias Marduk, maintes fois désigné BL, bel, dans les oracles de Jérémie;
- la lettre Beth se prononçant "b" au début d'un mot et "v" à sa fin, lev et levav peuvent être vus comme les exacts renversements phonétiques de bel et bavel;
- il est frappant que le code transforme les deux lettres LB composant les noms de Bel et Babel en KS, les deux premières lettres du nom de la Chaldée (et inversement, puisqu'une réitération du procédé restitue le message original).

Ce dernier point est peut-être la raison qui a conduit à scinder le codage LB-QMY en deux mots, mais il s'agit d'une question extrêmement complexe, le livre de Jérémie tel qu'il apparaît dans le texte massorétique (le dernier état de la Bible hébraïque) ayant été considérablement remanié au cours des siècles. Sa première traduction, en grec dans la Septante au 2nd siècle avant JC, semble indiquer que l'oracle contre Babel du chapitre 25 était à l'origine contre Juda. Quant à celui du chapitre 51 (28 dans la Septante), les mots qui m'intéressent y apparaissent en clair, "Chaldée" et "Babel", soit qu'ils n'aient pas été codés dans le texte source, soit qu'ils n'aient pas posé problème aux traducteurs.
Il n'en a pas été de même lors de la traduction marquante suivante, la Vulgate de Jérôme au 4e siècle. Jérôme, ne semblant pas avoir tenu compte de la Septante, a rendu les deux SSK par Sesach, sans commentaires, et "les habitants de LB QMY" par habitatores eius qui cor suum levaverunt contra me, expression peu claire qui a à son tour dérouté les traducteurs de la Vulgate, la version la plus fidèle étant les hommes qui habitent au coeur de ceux qui s'élèvent contre moi. (Darby)
Jérôme a donc traduit LB par cor, "coeur", et QMY par une périphrase basée sur le verbe QWM, "se lever contre", "résister", traduit par le verbe levo, levas, de radical lev-, employé au parfait, où le radical devient levav- (levavi, levavisti). Ainsi son levaverunt fait apparaître les deux formes lev et levav de "coeur" en hébreu, alors que ce sont peut-être ces deux formes qui ont motivé le codage atbash. On pourrait même soulever l'idée, le codage étant probablement tardif, que son auteur connaissait le latin et avait entrevu cette possibilité...
De fait, si Jérôme a traduit ici QMY par levaverunt contra me, cette exacte forme QMY apparaît dans le psaume 18 (ici Ps 18,39, verset 40 d'autres versions), où il l'a traduite resistentes mihi.
Et dire que la première mention biblique de Babel est celle de l'épisode de la Tour de Babel et de la confusion des langues (Gn 11), où l'hébreu joue sur la ressemblance des mots bavel et balal, "confondre". Ci-dessus une toile de Raoul Giordan.

Le babélisme peut amener à remarquer que Jérôme est souvent associé au lion, une légende lui faisant ôter une épine de la patte d'un lion qui lui serait resté attaché, or "lion" se dit dans plusieurs langues slaves lev ou lvev (лев ou львев), apparenté au latin leo. Le Wiktionnaire indique pour étymologie
Du proto-slave lьvъ lui-même issu de l'indo-européen lewo.
Pour le vérifier, j'ai posé la requête "indo-european lion", qui m'a envoyé à cette page, mentionnant pour "lion" le tokharien A śiśäk, et le tokharien B ṣecake (voir ici ce qu'étaient ces langues indo-européennes).
Il est difficile de ne pas penser au mot SSK, sheshakh ou sesach, sans qu'il me soit envisageable d'approfondir tant mon ignorance en ce domaine est immense.

Et je ne suis pas au bout de mes surprises, la page ci-dessus poursuivant par
En revanche le mot grec leôn, latin leo, qu'on retrouve dans toutes les langues d'Europe, viendrait éventuellement des langues sémitiques (proto-sémitique *labu-).

Ainsi parti du coeur hébreu, LB ou LBB, lecture à rebours de BBL, une suggestion d'une amie m'a conduit à remarquer un semblable redoublement de finale pour le lion slave LB-LBB, et un approfondissement vers l'indo-européen me mène à un lion SSK, codage de BBL dans l'alphabet hébreu écrit à rebours, tandis qu'il faudrait plutôt regarder du côté sémitique pour le lion LB(B)...

Quelques vérifications m'ont amené à des pages très savantes, confirmant en tous points ces dernières infos. Et il y a bien en hébreu biblique un lion lavi, LBYA, moins usité que arye, ARYH.
Je ne soupçonnais pas que Shere Khan, le tigre du Livre de la Jungle, venait de l'urdu sher, qui signifiait "lion" avant "tigre"; Kipling indique que le mot doit se prononcer skere, ce qui est rarement respecté.
Shere Khan, "seigneur lion" donc plutôt que "seigneur tigre", a de multiples échos. Je remarque qu'un des compositeurs de la musique du film de Disney est Lebo M, alias de Lebohang Morake, prédestiné à écrire de la musique léonine.
Khan, "seigneur", serait l'homonyme du titre bel de Mardouk, qui existe aussi en hébreu, mais la désignation du dieu babylonien omet une lettre du mot ba'al, "maître", "seigneur", peut-être pour marquer son inanité, BL en 2 lettres, lu bal, signifiant "rien". Ainsi BL LB(YA) pourrait signifier "seigneur lion".
Dans l'autre mention du SSK biblique (Je 25,26), il s'agit du MLK SSK, se lisant tout aussi bien "roi SSK" que "roi de SSK".

La requête "śiśäk" donne d'abord des réponses pour Sisak en Croatie, où c'est une ville de 50 000 âmes, jadis la celtique Segestica puis la romaine Siscia.
Voici les "tours de SiSaK", dont le site principal est cette forteresse triangulaire, au confluent de la Kupa et de la Sava (initiales K et S !)
Les châteaux triangulaires ne sont pas particulièrement nombreux, or il en existe un autre tout à fait remarquable, le Wewelsburg que Himmler fit restaurer pour en faire le sanctuaire de l'idéologie nazie. Dynamité par les SS à la fin de la guerre, il a été reconstruit pour devenir un musée.
Il semble assez évident que son nom est apparenté à celui du célèbre château du Wawel à Cracovie, or une hypothèse plausible fait dériver Wawel de Babel. Je crains de ne pouvoir apprécier tous les arguments de cet article en polonais, qui reproduit un document de 1450 où l'étymologie Wawel-Babel était déjà privilégiée.
Cette page plus lisible (pour moi du moins) en allemand indique que Babylone se dit en russe Vavilon, et les v russes se transforment aisément en w polonais, ainsi le lion lev est un lew à Varsovie.

Jérôme est natif de Stridon, identifié notamment à l'actuel village Žejane, en Croatie, à 150 km à l'ouest de Sisak ("lion" se dit lav en croate).
Je crois rêver en voyant que ce minuscule village est situé à moins de 10 km à l'est de ROC (cor à rebours), et à moins de 10 km à l'ouest de SUSAK (SSK encore).

Je remarque aussi DANE, au-dessus de ROC, entre les deux localisations de Stridon proposées (voir le Quintett DAEN, avec Charles au Coeur).

Ici la carte Google Earth de Žejane.

Je reviens à présent au fil prévu de mon billet, bouleversé par la découverte du śiśäk tokharien.
Je comptais souligner que le lion était très présent à Babel-Babylone, témoin ce bas-relief de la porte d'Ishtar.
Les lions de Babylone sont particulièrement connus par l'épisode du livre de Daniel, où le prophète est jeté dans la fosse aux lions (Dn 6). Il est certes établi que ce livre est entièrement apocryphe et que son auteur ne savait pas grand-chose de la vie à Babylone aux temps où il place son récit, mais s'il fallait ne tenir compte que des textes bibliques aux contenus rigoureusement avérés, il ne resterait pas grand-chose à se mettre sous la dent.
Ci-contre, Daniel dans la fosse aux lions selon le Beatus de Saint-Sever.

Le livre de Daniel est écrit en araméen, langue qui ne diffère qu'assez peu de l'hébreu, la plupart des mots étant très proches. On y trouve néanmoins beaucoup de hapax, mots qui n'apparaissent qu'une fois dans la Bible, et dont le sens est parfois incertain.
Ainsi apparaît le mot BL, bal (Dn 6,15 ou 6,14 selon les découpages bibliques), interprété comme "coeur". Et ce mot BL apparaît lorsque Daniel est jeté dans la fosse aux lions ! Ces lions sont ici non LBYA, mais ARYH, dans la forme araméenne du mot.
Jérôme a traduit le mot BL par cor, "coeur" (et pro Daniele posuit cor ut liberaret eum), et c'est pour tel qu'il est donné dans les dictionnaires d'araméen biblique, qui était encore récemment nommé chaldéen, voire babylonien (mon Dictionnaire Guenassia, reprint de 1926, est Chaldéen-Français).
Le mot "coeur" apparaît à quelque 18 autres reprises dans le livre de Daniel, où il est toujours LBB ou LB, les deux formes étant aussi présentes en araméen.

L'épisode de la fosse aux lions est suivi de la vision des 4 bêtes dont la première, un lion ailé, est identifiée à Babylone.
Bel-Mardouk est plutôt représenté par un dragon, un serpent proche du Léviathan. Je n'insiste pas sur le rapprochement lev-leviathan car l'homonymie partielle n'est que phonétique, les mots s'écrivant LB et LWYTN, mais cette homophonie des lettres vet et vav est une réalité de l'hébreu moderne, qui a conduit les Juifs russes à privilégier le prénom Lev pour ses résonances hébraïques.
Mes recherches lev-lion m'ont amené à la chronique Thus spake the 'lion' of Jew-dah du journal Haaretz, évoquant le milliardaire Lev Leviev, ultra de la droite israélienne, né en Russie où il était donc un "Lev fils de Levi". Etrangement, le chroniqueur indique Lev (meaning "lion" in Hebrew) Leviev : sans doute s'agit-il d'un lapsus, pour in Russian, puisque la suite montre qu'il connaît parfaitement l'hébreu.
La forme archaïque Thus spake du titre fait allusion au Thus spake Zarathustra de Nietzsche. Une légende persane fait de Zoroastre un des bâtisseurs de la tour de Babel. Ce tableau d'Ernst Fuchs (renard allemand) se veut un jeu de mot avec Zorro (renard espagnol, cf Zorobabel, héros biblique).

Il me revient avoir été marqué ado par le titre d'un roman d'Henri Troyat, La faim des lionceaux, dont je ne connaissais pas alors le vrai nom, Lev Tarassov, doublement lion car tarass signifie "lion" en ukrainien.

Je n'en ai pas fini avec Babel, dont il sera encore question dans le billet suivant.

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