22.11.08

Léviathan

Voici, à la suite de la promesse du billet Rien que huit jours, quelques commentaires sur Léviathan de Boris Akounine (1998, 2001 pour la traduction française).
J'y expliquais ce qui m'avait fait m'intéresser à B.Akounine, et découvrir sans m'y attendre le 10 octobre Le Décorateur, roman se passant pendant la semaine pascale de 1889. Léviathan attira aussi mon attention ce jour-là, pour sa structure remarquable évoquant Quintett de Giroud, où 5 personnes donnent tour à tour leurs visions fragmentaires et subjectives des mêmes faits.
C'est un peu différent ici. Un horrible crime a été commis à Paris le 15 mars 1878, et le seul indice abandonné par le meurtier est une épingle en or identifiant un passager de 1e classe du Léviathan, cadeau offert à l'occasion du voyage inaugural du paquebot de Southampton à Calcutta, départ le 19 mars. Le commissaire Gustave Gauche rejoint le navire, où une enquête discrète du capitaine révèle que 4 passagers n'ont pas l'emblème doré - une baleine d'or.
Aussi le commissaire Gauche est-il contraint de participer à la croisière, ayant obtenu du capitaine que les 4 suspects, 2 hommes et 2 femmes, partagent sa table aux repas, lui permettant d'enquêter discrètement...
Le roman est constitué de 3 parties de chacune 5 chapitres, chaque chapitre ayant son mode de narration épousant le point de vue d'un des 5 protagonistes.
C'est plutôt bien mené, d'autant que le hasard a voulu qu'un certain Eraste Fandorine soit admis à cette même table. Le lecteur peut ainsi suivre, au fil des récits des divers protagonistes, les progrès de la propre enquête du héros d'Akounine, sans avoir accès à ses intimes pensées.
Un nouveau meurtre a lieu le 14 avril, dimanche des Rameaux en 1878, et date funeste dans la navigation puisque ce sera celle du naufrage du Titanic en 1912.
Le dénouement, à triple détente, survient le 19 avril, soit vendredi saint. Je suis plus passionné par les identités des coupables successifs, en rappelant que j'avais vu dans l'âme noire du Quintett de Giroud, le vieux psychiatre Charles G., un écho synchronistique au psy Carl G. Jung ("jeune"). Les coupables successifs sont ici :
- Charles Reynier, le second du Léviathan, qui ne faisait pas partie des suspects. Il laisse une confession complète de ses crimes avant, semble-t-il, de se donner la mort.
- Gustave Gauche, le commissaire qui a cédé devant l'énormité de l'enjeu fabuleux de l'affaire, le trésor du rajah Bagdassar composé de 512 pierres précieuses de 80 carats... Il tue Reynier, en s'appropriant le secret de la cache fabuleuse, la confession de Reynier laissant entendre que ce secret est perdu.
- la jeune Suissesse Renata Kléber : c'était la complice et maîtresse de Reynier, dont la confession avait pour but de la laisser insoupçonnée, afin de lui permettre à elle et à l'enfant qu'elle porte de récupérer le trésor. Reynier ayant perdu sa baleine d'or, il avait emprunté celle de Renata, insoupçonnable écervelée de 19 ans ne semblant préoccupée que par "son état". Il s'agit en fait de l'aventurière belge Marie Sanfon, de 10 ans plus âgée, qui savait que son amant n'avait pu se suicider; elle tue Gauche après lui avoir extorqué le secret du trésor, mais est ensuite démasquée par Fandorine.

Je suis bien conscient de la fragilité de ma lecture Charles G. = Carl Gustav dans Quintett, qui s'appuyait sur quelques autres détails, et qui ne constituait en aucune façon une interprétation. Je n'imagine pas en effet que Giroud ait pensé à Jung, pas plus que je ne vois a priori ce qu'il viendrait faire dans ce roman, que j'ai cependant lu à cause de ma récente lecture de Quintett, or voici qu'au lieu du manipulateur Charles Guibert, désireux de démontrer sa théorie de L'assassin qui est en vous, je trouve trois assassins en 1878 (3 ans après la naissance de Jung), dont les deux premiers sont Charles et Gustave, comment mieux faire ?, et la troisième une présumée citoyenne suisse (comme Jung), jeune de surcroît...
Gustave évoque dès le premier chapitre la théorie de Lombroso sur les criminels nés, théorie que Charles (dans Quintett) entendait réfuter.

Et le vendredi saint dans tout ça ? J'avais parlé du capitaine Joshua Cliff (JC, avec Joshua = Jésus), mis hors circuit le mardi précédent par une ruse du second Reynier, or il me semble avoir découvert autre chose de plus convaincant encore en constatant que l'année 1878 est célèbre pour une crucifixion scandaleuse, celle proposée par Félicien Rops dans sa Tentation de Saint Antoine.
En ce vendredi saint 19 avril 1878, les deux larrons Charles et Gustave meurent, je ne me hasarderai pas à identifier lequel était le "bon" (Reynier est le bras droit du capitaine, et l'autre le commissaire Gauche). Sans Fandorine Renata aurait probablement mené à bien son plan, mais il démontre qu'elle n'est autre que l'aventurière belge (comme Félicien Rops) Marie Sanfon (Rops ne pensait-il pas à Marie ?)
Renata-Marie est blessée d'un sévère coup qui fait craindre pour sa vie ou celle de l'enfant qu'elle porte, mais tous deux sont saufs, et Fandorine prédit amèrement que la séduisante jeune femme embobinera facilement ses juges et sera bientôt libre. Quelle différence avec ce qui se passera 11 ans plus tard dans Le Décorateur où, dans la nuit pascale de 1889, Fandorine exécute lui-même le tueur qu'il a démasqué.

Le Léviathan est un navire anglais, or les navires figurent parmi les rares "choses" qui ont le privilège d'avoir un genre en anglais, alors que la plupart des animaux sont neutres (it). Mais un navire est féminin (she), et Jung a précisément rationalisé l'aspect féminin du Léviathan biblique. Je suis particulièrement frappé par cette illustration de Psychologie et Alchimie, où on voit le crucifix appâter le Léviathan. Je suggère de consulter les index des oeuvres principales de Jung pour d'autres commentaires et illustrations.
L'analyse de Jung se trouve rejoindre certains commentaires kabbalistiques, rapprochant la valeur numérique du mot hébreu Leviathan (=496) de celle du mot Malkhout (=496), "Royauté", désignant dans la mystique juive l'aspect féminin de la divinité, la Shekhina. L'énigme de Marie Sanfon est décidément un abîme sans fond, car elle est triplement associée à la royauté :
- son pseudo Renata ("renée") commence par la syllabe "reine";
- elle est la femme de Reynier, fis du rajah ("roi") Bagdassar, destitué par l'occupant anglais;
- Reynier est pratiquement un palindrome construit sur la syllabe "rein(e)";
- La Vierge Marie est encore "Reine des cieux", Regina Cæli, hymne chantée de Pâques à la Pentecôte.

Quintett de Giroud m'avait amené à Quintet d'Altman, série d'assassinats programmée par une volonté extérieure, avec Newman dans le rôle principal. J'avais remarqué l'aspect ambigramme de NewmaN, or cette histoire d'assassins et de suissesse ne peut manquer de m'évoquer le Fait divers renversant que mon ami Gef a peut-être été le premier à signaler, en octobre 2000:
Il est toujours fascinant que la prétendue Suissesse soit la femme du quasi-palindrome Reynier, et qu'ils forment un couple d'assassins.

La couverture de la première édition d'Azazel, la première enquête de Fandorine, m'a conduit à écrire un billet sur mon autre blog. Si j'avais identifié immédiatement une illustration du Voyage au centre de la terre, il m'a semblé que la couverture de Léviathan était aussi une illustration tirée d'un Jules Verne, j'ai d'abord pensé aux Aventures du capitaine Hatteras.
On pourra vérifier sur le lien ci-dessus que ce ne semble pas être le cas, mais qu'il était permis d'attribuer encore à Riou cette illustration, et que ce roman était à privilégier, puisque le Forward de Hatteras a aussi deux mâts et une cheminée. Plutôt que des dessins plus ressemblants à la couverture de Léviathan, j'ai choisi ce mandala où Riou est supposé montrer la lune telle qu'elle apparaît en Arctique.
Le Léviathan, soit dit en passant, ne risquait guère de rencontrer de banquise entre Southampton et Calcutta. Il aurait été remarquable que la couverture ait montré le Forward qui a quitté Liverpool le 6 avril 1860, qui était un vendredi saint, ce que Verne n'indique pas, pas plus que dans Cinq semaines en ballon, où le Victoria prend son envol le 18 avril 1862. Les deux premiers Voyages extraordinaires publiés commencent tous deux des vendredis saints, et la suite de l'oeuvre de Verne montre d'autres allusions pascales. En utilisant l'équivalence i=y envisagée plus haut pour Reynier, j'avais dans mon article de Teckel n°2 (2004) traduit ce secret vernien par l'anagramme :
Verne didn't say "Vendredy saint"

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